Philippe Geluck nous parle de son Chat qui déambule sur les Champs-Elysées

Philippe Geluck nous parle de son Chat qui déambule sur les Champs-Elysées L'exposition "Le Chat déambule", à ciel ouvert sur les Champs-Elysées, est une véritable bouffée d'oxygène alors que la culture est actuellement à l'arrêt. Rencontre avec Philippe Geluck, l'artiste créateur du facétieux Chat.

Philippe Geluck est bien l'un des rares artistes à réussir à être exposé en ces temps de Covid. Et pour cause, son exposition itinérante "Le Chat déambule", qui présente 20 statues en bronze de son célèbre Chat, est visible gratuitement et à ciel ouvert à Paris jusqu'au 9 juin, entre la Concorde et le Rond-Point des Champs-Élysées. Une bouffée de poésie et d'humour qui fait du bien au moral ! Rencontre avec le créateur du Chat, qui nous parle de son installation, mais aussi de son futur projet muséal à Bruxelles.

Découvrir votre célèbre Chat en statue de bronze de 2 mètres de haut est une nouvelle expérience. Est-ce que cela vous a donné envie de continuer à faire des sculptures grandeur nature de votre œuvre à travers le monde ?

Philippe Geluck : Evidemment, la réponse est oui. C'est compliqué de résister à un appel comme celui-là. J'en ai produit 8 nouvelles ces dernières années, parce qu'il fallait atteindre le chiffre de 20 sculptures. Là je me lance sur deux nouvelles sculptures. Tout à l'heure, une personne envisageait de m'en commander une de 6 mètres de haut, en bronze. La statue de la Liberté n'a qu'à bien se tenir !

A travers vos sculptures, on y découvre des messages écologiques ou militants. Est-ce qu'il y a des statues au message plus subliminal, qui délivrerait un peu d'espoir en ces temps difficiles ?

P.G. : Les trois sculptures "militantes" sont celles sur la violence routière avec la voiture écrasée par le Chat, l'écologie avec la sphère de bouteilles en plastique portées par le Chat, puis le martyre du chat qui est un hommage aux dessinateurs assassinés et martyrisés à travers le monde. Ce sont les trois messages conscients de l'exposition, qui n'ont rien de subliminal.

Au départ, il n'y a pas de message caché. On peut parler de poésie, de surréalisme ou d'humour. Mais depuis qu'on a installé l'exposition, je me rends compte qu'il y a un message global effectivement envers la jeunesse, mais aussi envers tous les publics, qui est peut-être inscrit dans l'ADN du Chat, mais qui est un message tout simplement de joie, d'espoir, de dialogue et de fraternité. Il suffit pour cela de regarder les gens qui visitent l'exposition, d'observer les enfants qui prennent les poses du chat, qui questionnent leurs parents... Je me rends compte de plus en plus que le Chat touche tout le monde, mais à ce point-là, c'est véritablement impressionnant.

On est en train d'essayer de calculer le nombre de gens qui ont déjà vu l'exposition : on a déjà dépassé un million et demi de visiteurs. Je le dis, à moitié pour plaisanter mais tellement les gens me l'ont dit, l'indice de satisfaction est de 99,99%. On n'a pas rencontré quelqu'un qui n'était pas heureux d'être là. On voit les gens sourire derrière les masques, on les entend commenter, rigoler, dialoguer et donc je pense que les beaux messages en art sont ceux qui ne doivent pas être formulés.

Des sculptures grandeur nature à ciel ouvert, c'est effectivement une forme d'art plus accessible pour les plus jeunes, qui pourrait leur donner envie de poursuivre la découverte de votre travail...

P.G. : Effectivement, pour les plus jeunes, ça peut être un pied à l'étrier. J'ai dialogué aussi avec des adolescents, certains en difficulté, qui jamais de leur jeune vie auraient pensé aller au musée voir une exposition. C'est vrai aussi que je tombe dans un moment très particulier. En pleine pandémie, je suis à peu près la seule exposition accessible, donc forcément on en parle... Mais bon, je pense qu'on en aurait parlé aussi si tout avait été ouvert. S'il n'y avait pas eu cette pandémie, il y aurait eu des millions de touristes à Paris qui seraient venus. On fait avec, et heureusement, pour les Parisiens, c'est un vrai bol d'air culturel. Et ceux qui habitent à 10 kilomètres et demi et plus enragent de ne pas pouvoir venir. Les Belges sont désespérés !

Parmi les sculptures du Chat, l'une est une parodie d'un chef-d'œuvre du peintre et sculpteur colombien Fernando Botero. Est-ce qu'il y a d'autres parodies d'œuvres célèbres ?

P.G. : De mémoire, il y a 6 citations à d'autres artistes : le titan Atlas qui porte le globe sur ses épaules, qui est une sculpture antique, le Discobole, une statue antique attribuée au célèbre sculpteur grec Myron, la voiture écrasée, qui est malgré tout une citation du sculpteur César et ses Compressions, le danseur, qui est forcément une référence à la danseuse de Botero, et le Martyre de saint Sébastien, qui est une peinture iconique de la Renaissance représentée par plusieurs peintres.

Et puis il y a une citation de Rodin, pour la seule sculpture parlante du Chat avec ses deux phylactères, qui dit : "Rodin a choisi la facilité avec son Penseur, Geluck met la barre plus haut avec son parleur".

"Le parleur", la seule sculpture parlante de l'exposition "Le Chat déambule". © Sarah Ponchin

Ces sculptures en bronze exposées sont proposées à la vente pour financer en partie votre futur musée du Chat à Bruxelles. Vont-elles toutes rejoindre par la suite la sphère privée ? 

P.G. : Parmi les statues exposées dans "Le Chat déambule", certaines ont été acquises par des collectionneurs, donc vont rejoindre la sphère privée après la tournée. Les propriétaires sont très excités à l'idée de voir leur sculpture exposée d'abord sur les Champs-Elysées, puis à Bordeaux, et peut-être encore plus loin, plus tard... Ils sont bien conscients qu'ils ont participé à la réalisation de ce projet. Avant de récupérer leur pièce, je crois qu'ils sont heureux et fiers de se dire qu'elle sera vue par des millions de gens. Ce sera "une" des sculptures qui aura été à tel et tel et tel endroit, et que c'est dans leur jardin qu'elle va poursuivre sa vie...

Philippe Geluck et sa sculpture "Flûte à bec" en arrière-plan. © Studio FiftyFifty

Après Paris, ces 20 sculptures vont continuer à être exposées en Province (Bordeaux cet été, puis Caen à l'automne) avant d'arriver à destination à Bruxelles en 2024, où verra le jour votre futur musée du Chat. L'installation va-t-elle déambuler à l'étranger entre-temps ?

P.G. : La tournée est prévue, mais pas encore programmée entièrement, puisqu'avec le Covid tout a été bousculé. Je dois renouer des liens avec des villes qui s'étaient engagées, mais dont la majorité des équipes a changé depuis l'année dernière... Il est question que ces sculptures du Chat continuent à déambuler à Marseille, à Milan, à Genève et Montreux en Suisse, à Luxembourg. Et depuis quelques semaines, on est en train de parler de Montréal et de New York. On a même reçu une demande de Corée du Sud.

Mais le Chat n'a pas cette audience internationale à travers ses livres, même s'il est connu. Globalement, il n'est pas aussi bien connu dans d'autres pays qu'en francophonie, même s'il est traduit dans une quinzaine de langues. Cela dit, les sculptures étant muettes, elles parlent à tout le monde, sans mauvais jeu de mot, et elles risquent de parler encore, visiblement, quand on voit les reportages des télévisions allemande, italienne, espagnole ou encore israélienne, qui n'auraient jamais tourné leur caméra vers le Chat pour une exposition classique ou pour un album. 

Est-ce que ça a été plus difficile pour vous, lorsque vous avez réalisé les modèles de ces sculptures (des petits formats de 50 centimètres), de passer du dessin 2D à la 3D ? 

P.G. : La sculpture est quelque chose que je pratique depuis longtemps. Le premier bronze qui a été réalisé d'après l'une de mes sculptures a été présenté en 2008 dans la galerie Pascal Lansberg à Saint-Germain-des-Prés. C'est donc là que j'ai présenté ma première sculpture, et elle a remporté un succès immédiat. Evidemment, ça m'a encouragé à faire une série derrière. La sculpture est évidemment un processus beaucoup plus long que le dessin, qui lui se fait en quelques minutes, ou quelques heures si c'est compliqué. Une toile ça se fait en quelques jours... Tandis que la sculpture ça met des semaines. Pas dans l'acte créateur (la maquette en fil de fer), ni dans le modelage avec la terre glaise, tout cela s'étale en quelques jours de travail. Mais ensuite je confie le bébé à de très grands professionnels pour le travail de finition qui lui va prendre de nombreux jours, et pour le travail de moulage, de cire etc. Ce n'est plus moi qui m'en occupe, ce sont des fondeurs professionnels, qui sont des artisans d'art, tous autour de chez moi. Là c'est un vrai travail d'équipe.

Et là, ça a pris 2 ans à faire ces 20 sculptures...

P.G. : Ce qui est rien du tout, quand on pense à la quantité de travail. Et même 18 mois pour produire les 20 grands formats. De plus, quand j'ai lancé le projet, je n'avais pas encore sculpté les 8 dernières. J'ai lancé le processus sur celles qui étaient déjà créées dans les années précédentes et dont on avait déjà un modèle de référence. 

Les petits formats de vos sculptures sont actuellement exposés dans la galerie Huberty Breyne avenue Matignon, est-ce que vous comptez aussi les mettre en vente ? 

P.G. : Les formats originaux du "Chat déambule", des bronzes de 50 centimètres, ont déjà été faits pour 12 des sculptures de l'installation. C'est un vrai succès, la plupart sont épuisés. Ce sont des tirages fermés, en 8 exemplaires numérotés (c'est une tradition, depuis très longtemps). Donc oui, ça intéresse des collectionneurs et je vais évidemment continuer à en faire. 

Philippe Geluck dans son atelier. © Studio FiftyFifty

Le musée du Chat et du dessin d'humour à Bruxelles présentera trois sections : une partie consacrée à votre collection du Chat, une autre sur le chat à travers les âges, de l'Egypte Antique à aujourd'hui, et une partie consacrée à des cartoonistes que vous aimez bien. Y aura-t-il la place pour représenter des artistes émergents ?

P.G. : Oui, et comment ! Ce musée sera un hommage à la fois aux grands anciens et aux contemporains, mais aussi un tremplin pour les suivants. Bien sûr que je voudrais être aussi découvreur de talent. La condition pour faire partie de l'aventure, ce sera de travailler sur l'humour. Mais ça peut être du dessin comme des créations d'humour. Si un artiste contemporain conceptuel fait des choses qui me font rire, j'aurais envie de l'exposer, comme Sophie Calle par exemple, qui est une artiste contemporaine qui fait des choses qui me font rire. Elle aurait parfaitement sa place dans le musée. La condition est le rire : il faut que les gens sortent de là avec la banane, ce qui n'est pas toujours le cas quand vous faites une visite à la FIAC ou dans des galeries d'art contemporain.

Concernant la section sur l'histoire du chat, il faut que les gens soient prévenus que ce n'est pas un musée anthropologique sur l'animal, même s'il y aura un moment des momies de chat, ou le chat dans la sculpture japonaise ou que sais-je d'autre... Les trois sections du musée seront modulables, plus ou moins amples en fonction des expositions temporaires du moment. Je vais continuer de mon côté à nourrir ma propre collection dans ce musée, avec des nouvelles toiles, des nouvelles sculptures, des documents d'archive que je vais renouveler. On va pas faire un musée poussiéreux. Je voudrais au contraire que ceux qui ont vu le musée, découvrent de nouvelles choses un an plus tard, quand ils reviennent.

Où sera localisé votre musée dans la ville de Bruxelles ?

P.G. : Il est prévu de l'installer près de la place Royale, dans le quartier historique des musées à Bruxelles, près du musée Magritte et des musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. On a reçu ce matin l'annonce du permis de construire ! Donc ça devrait démarrer incessamment sous peu. 

Le Chat a bientôt 40 ans. Comment vous est-il venu à l'esprit de créer ce personnage, qui est un peu votre double spirituel ? Est-ce que vous avez une adoration pour les chats ?

P.G. : Il y a plusieurs choses. Il paraîtrait que quand j'étais très petit je disais que j'étais un chat. Ensuite, il y a eu un chat dans ma vie quand j'étais enfant aussi, qui était très très gros, assez maladroit, qui s'appelait Passe-Partout. Mais en fait, il passait nulle part. Il y a ensuite - ça je m'en suis souvenu il y a 3 jours, mais je l'ai encore dit à personne - l'un des morceaux de musique qui fait partie de mon enfance et de ma culture musicale : Pierre et le Loup de Sergueï Prokofiev. Quand j'étais enfant, j'ai appris à jouer de la clarinette, et dans Pierre et le Loup, chaque instrument symbolise un personnage, et la clarinette, c'est le chat. Et puis en 1980, quand je dessine ce fameux carton de mariage où je représente ma femme et moi, pour remercier les amis qui avaient fait des cadeaux, je nous représente sous forme de chats qui s'accouplent. J'avais d'abord dessiner deux lapins, et on avait trouvé ça un petit peu trop premier degré, puis j'ai dessiné deux chiens, c'était pas très joli, pas forcément ragoûtant, et puis j'ai dessiné deux chats, et là on a trouvé que c'était poétique et que ça nous représentait bien. Et c'est trois ans plus tard que j'invente le personnage. Donc il y a un lien à travers tout ça.

Et on ajoute à ça deux marionnettes, dessinées et conçues pour une émission de télévision dans les années 1979-80 : Poulou, la marionnette joyeuse et Moka le râleur. Quand je vois les dessins que j'avais fait à l'époque pour ces marionnettes, c'est déjà le Chat. Il a juste un nez un peu allongé. Il était moins gros, mais il était déjà aussi con. Ce personnage du Chat, je devais déjà l'avoir en moi, il me brûlait les doigts. Il serait pas sorti pour le quotidien Le Soir en mars 1983, il serait sorti à une autre occasion.

Philippe Geluck et le Chat, une histoire qui dure depuis près de 40 ans. © Studio Fiftyfifty

Avec le Chat, vous n'avez pas souhaité surfer sur la vague du Covid comme d'autres artistes ont pu le faire, est-ce voulu ?

P.G. : J'ai pas envie d'ajouter un 200 millième livre sur le sujet. Tout le monde s'est jeté dans le créneau. C'est une raison pour moi de ne pas y aller. J'ai sorti un album en urgence en octobre dernier, et j'avais juste deux dessins en relation avec l'épidémie. Je crois que les gens ont pas envie d'aller se distraire avec ces soucis quotidiens. Je pense que l'exposition aux Champs-Elysées est d'autant plus joyeuse qu'elle est éloignée de cette préoccupation-là. Si j'avais fait 20 sculptures du Chat avec des masques, des seringues etc., les gens se seraient dit : "Ah non, pas encore ça !". 

"La balançoire", l'une des sculptures les plus poétiques de l'exposition "Le Chat déambule". © Sarah Ponchin

Est-ce que vous avez un message à faire passer aujourd'hui, si vous deviez parler à la place du Chat ?

P.G. : Ce que je voudrais dire, mais ça vaut pour toutes les périodes, mais particulièrement pendant cette pandémie, c'est de penser aux autres. Lors du confinement de l'année dernière, un formidable mouvement de solidarité s'est créé entre voisins. Des personnes plus âgées ne pouvaient pas sortir et du coup, les jeunes du quartier faisaient leurs courses et les ramener chez elles. Il y a eu beaucoup de manifestations de soutien au personnel soignant qui est malmené. Bizarrement, cette année, on ne les applaudit plus. Or ils sont exténués et le problème des salaires et des effectifs n'a toujours pas été résolu. Quand je dis "penser aux autres", c'est évidemment en terme de solidarité, mais aussi en terme de respect des règles sanitaires. Si on ne fait pas gaffe soi-même, ça ne concerne pas que soi, mais tous les autres, au risque de compromettre la santé et la vie de plein de gens autour de soi. Je comprends une génération qui n'en peut plus, mais j'ai juste envie de leur dire encore un petit peu de patience, ça devrait aller mieux. 

Vous êtes un artiste protéiforme. Vous faites de la sculpture, du dessin, de la peinture, mais vous avez été aussi chroniqueur radio et télé... Est-ce que vous vous imaginez transposer le Chat au grand écran ?

P.G. : J'ai une vraie bonne idée de long-métrage avec le Chat. Mais je crois que je vais la laisser dans mon tiroir, parce que c'est un autre métier. Ou alors je la refile à quelqu'un qui peut en faire quelque chose de bien. Mais je me lance pas dans une écriture de scénario ou de roman non plus. Je pense que c'est pas mon mode d'expression. Je me rends compte que je suis bon dans le format bref. Avec tout ce que j'ai encore à faire dans mon métier clairement artistique, c'est peut-être un peu casse-gueule. J'ai plus assez de temps dans ma vie pour tenter un 8e métier alors que j'en ai déjà pratiqués 6 ou 7.

Vous pourriez donc confier le Chat à un réalisateur pour en faire un film ?

P.G. : Et pourquoi pas ! Faudrait que j'en parle, mais je crois que là, ma femme va me dire : "Attend arrête. Tu en fais assez, c'est pas la peine d'ajouter encore une flèche à ton carquois !"

L'exposition "Le Chat déambule" se tient sur les Champs-Elysées jusqu'au 9 juin avant de s'installer à Bordeaux cet été. Pour ceux qui n'auront pas la chance de la voir, l'album-catalogue de l'exposition présente plus de 300 documents inédits (120 photos et 180 dessins) et dévoile le parcours atypique de l'artiste protéiforme.

Album-catalogue de l'exposition "Le Chat déambule" disponible chez Casterman à 25 euros. © Casterman