Susumu Tsutsumi, pionnier du manga érotique en Europe : "Il n'y a aucune honte à dessiner ce type de contenu"

Mangaka, professeur, peintre… Susumu Tsutsumi est un artiste prolifique spécialiste des mangas érotiques. Connu en France sous son pseudonyme de Tomo Chiyoji, il a accepté pour L'Internaute de revenir sur sa carrière.

Susumu Tsutsumi a commencé sa carrière de mangaka dans les années 1980 et a connu un parcours atypique. Autodidacte, il n'est passé ni par la case concours, ni celle d'assistant, et a directement fait ses débuts après avoir présenté une illustration chez un éditeur.

Ses héroïnes portent toutes le nom de Reiko et affichent une plastique voluptueuse. La générosité dans les formes peintes par Susumu Tsutsumi l'a aidé à percer sur le marché européen.

C'est le premier mangaka érotique à avoir été publié en Europe, via les éditions espagnoles La Cúpula et leur magazine Kiss Comix. L'auteur a fait les beaux jours de la revue, où il a été publié pendant près de 20 ans… C'est à Tokyo que LInternaute.com a pu rencontrer cette figure de proue du manga érotique, afin de découvrir l'homme derrière la plume et le pinceau. Retour sur la carrière d'un artiste iconoclaste.

Reiko, le personnage emblématique et récurent des aventures érotiques de Susumu Tsutsumi. © Susumu Tsutsumi

Quelle est l'étincelle qui vous a donné envie de devenir mangaka ?

Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas du matin. J'ai toujours eu du mal à me lever. Même à l'école, ça m'a posé des problèmes, j'arrivais souvent en retard. Alors quand s'est posée la question de décider d'un métier, ma priorité absolue a été de choisir un travail sans contraintes horaires. Comme j'aime beaucoup dessiner, je me suis dit que je pourrais en faire mon métier. Ça me permettrait de surcroît de rester à la maison.

Comment avez-vous appris le dessin ? Et plus particulièrement l'art du manga ?

Je n'ai pris aucun cours, ni suivi aucun cursus particulier. Je suis 100% autodidacte. Certains de mes amis se sont, eux, inscrits à des cours d'arts plastiques avancés, voire ont été dans des écoles spécialisées.

Qui étaient vos inspirations à l'époque ?

J'ai été particulièrement inspiré par plusieurs mangakas. En premier, celui qui m'a le plus marqué c'est Yoshiharu Tsuge, puis Seiichi Hayashi et Sanpei Shirato. Ce sont les mangakas dont je me suis inspiré, graphiquement, quand j'étais jeune. Mais quand je me suis mis à dessiner, avec l'optique de devenir un mangaka professionnel, j'ai souhaité m'assurer d'avoir mon style, de ne pas me contenter d'être l'ersatz d'un autre mangaka au détriment de mon originalité.

Une scène de pêche dans un des mangas de jeunesse de Susumu Tsutsumi. © Susumu Tsutsumi

En parlant d'originalité, est-ce que vos éditeurs vous ont laissé carte blanche ? Ou bien vous ont-ils donné beaucoup de consignes ?

Une fois que j'ai pris la décision de devenir mangaka, je me suis entraîné pendant trois ans à perfectionner mon art. Mon but était d'avoir un dessin d'une qualité irréprochable. Et puis je suis allé présenter une illustration chez Wani Magazine. J'avais tout misé sur cette présentation. Je m'étais préparé en cas de refus à changer d'orientation. Et l'éditeur a refusé mon dessin, en me sermonnant. Mon dessin était trop fin, trop détaillé, les techniques de scan et d'impression de l'époque ne permettait pas d'avoir ce niveau de finesse. Mais, comme l'éditeur Shônen Gahôsha n'était pas très loin, je suis allé leur présenter mon dessin au culot. Ils m'ont accueilli à bras ouverts en me passant commande d'une histoire de 16 pages. J'ai alors essayé de faire cette histoire courte en conservant ma touche mais sans forcer sur les détails, sans dépasser les limites du détail imprimable. J'ai travaillé en essayant de me concentrer sur l'essence de mon style tout en respectant ces contraintes.

De quoi parlaient vos histoires à vos débuts ?

J'ai écrit cette première histoire sous le nom de plume de Shin Tsutsume. C'était pour un magazine érotique, mais je souhaitais faire quelque chose de différent de ce qui se faisait alors. Souvent, à l'époque, les histoires n'étaient qu'un prétexte pour les scènes de sexe. Tout convergeait vers cet acte charnel et puis clap final. Or, dans le monde animal, on voit qu'avant l'acte, il y a tout un processus de séduction, avec des parades nuptiales parfois très élaborées. Certaines créatures risquent leur vie pour un coït, comme chez la mante religieuse, mais elles se reproduisent quand même, pour la survie de l'espèce.

Chez les humains, le sexe n'a pas, ou n'a plus, une telle importance vitale. C'est presque devenu un acte sans conséquences. C'est un plaisir. Quand mes parents m'ont conçu, ils n'ont pas songé à faire un enfant par-dessus tout, mais ils se sont aimés, charnellement avant tout. Je ne suis que le fruit de cette union. J'ai eu envie de renforcer la finalité de cet acte si important, et de le prolonger sur ce qu'il se passe après. J'ai donc essayé de m'attaquer à l'ensemble de l'amour et pas seulement à son expression physique. Et cela m'a amené à aborder le problème de la communication au sein du couple.

Le drame est omniprésent dans les premiers travaux du maître. © Susumu Tsutsumi

Est-ce que c'est à cause de ces problèmes de communication que, dans beaucoup de vos histoires, il y a des adultères ?

C'est une question très difficile. Au début de ma carrière, lors des dix premières années, je mettais en scène des protagonistes aux destins tragiques. Les thèmes abordés étaient viscéraux : violence, décès, sacrifice. Des drames humains qui vous prennent aux tripes.

Au bout d'une dizaine d'années, le rédacteur en chef m'a demandé de passer à un registre plus mélodramatique, dans lequel le lectorat pourrait plus facilement se projeter. C'est à ce moment que je me suis dit qu'il n'y avait rien de plus commun qu'une femme infidèle, ou quelqu'un qui fantasme sur le fait de tromper son ou sa conjointe sans passer le pas…

C'est aussi avec cette logique de projection du lecteur que, souvent, vous ne montrez pas le visage des protagonistes masculins ?

Cela peut être perçu comme une réponse à ce besoin mais, en réalité, je ne peux tout simplement pas me permettre d'ajuster mon dessin à mes lecteurs. Physiquement, je ne pourrais jamais dessiner toutes les typologies de lecteurs ou lectrices. D'aucuns sont grands et musclés, d'autres petits avec de l'embonpoint, certains chauves ou hirsutes. J'essaye surtout de transmettre l'énergie et la passion par mon dessin.

Un homme observe sa voisine à l'accorte poitrine © Susumu Tsutsumi

Est-ce que vous avez publié des fanzines dans votre jeunesse ?

Non, pas du tout.

Pendant les trois années où vous avez perfectionné votre trait, vous avez commencé par des petits travaux dans le monde de la construction. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette période ?

J'ai travaillé notamment dans une équipe chargée de la propreté des systèmes d'assainissement de la ville. Nous étions en combinaison et naviguions avec une barque au centre du système des égouts de Tokyo. Nous avions des grandes tiges pour casser les éventuels amas en formation et même des jets à haute pression pour les tuyaux annexes. J'ai effectué ce travail pendant 8 ans, avec le rythme suivant : je travaillais pendant un moment, mettais assez d'argent de côté pour pouvoir survivre pendant 2 à 3 mois juste avec mes droits au chômage. Je me concentrais alors à 100% sur le dessin de manga et, passé cette période, je retournais travailler pour la société de nettoyage.

Et au bout de ces 8 ans, votre carrière de mangaka est devenue suffisamment rémunératrice pour arrêter ces petits boulots ?

Quand j'ai débuté chez Shônen Gahôsha, j'étais rémunéré 5000 yens par planche (à peu près 30 € de nos jours). Je me suis dit que 80.000 yens par chapitre, c'était largement suffisant pour vivre. Le rédacteur en chef de Wani Magazine, voyant que j'avais fait mes débuts chez un concurrent en ajustant mon style, m'a recontacté. Il m'a proposé de venir travailler pour leur périodique Erotopia qui, comme son nom l'indique, propose un contenu pour adultes.

Aussi, comme je suis arrivé en venant présenter une illustration, je n'ai pas suivi le parcours classique où l'on soumet une œuvre à un concours pour débutants, puis passe quelques années à apprendre en tant qu'assistant. De fait, personne au sein de la maison d'édition ne me connaissait. J'ai finalement eu énormément de chance que le rédacteur m'ait poussé avec véhémence auprès des autres éditeurs pour que l'on me confie d'autres histoires. Et en effet, au bout d'un certain temps, j'ai eu assez de régularité dans mes publications pour ne vivre que de ces dernières.

Extrait de Yoroshiku Bugi, manga de jeunes loubards à moto © Susumu Tsutsumi,

Vous avez publié dans des magazines pour adolescents, des magazines érotiques pour hommes mais aussi des magazines érotiques pour femmes. Et vous changez de pseudo selon le magazine. Pourquoi ?

Le fait de jongler entre différents types d'histoires, de styles, peut être déroutant pour les lecteurs, mais aussi pour l'auteur. Je me suis créé ces différentes identités pour que chacune soit dédiée à un style d'œuvres et à son lectorat. C'est une compartimentation importante. Par exemple, aujourd'hui, je donne des cours de manga pour enfants. Incontestablement, je ne vais jamais leur apprendre à dessiner des poitrines gigantesques, ou quoi que ce soit d'érotique. C'est aussi mieux pour eux, s'ils cherchent le nom de leur professeur sur internet, de ne pas tomber sur un contenu non recommandé. Ces pseudonymes sont pour moi des indicateurs de personnalités, un peu comme un interrupteur qui me permet de dire : d'accord, aujourd'hui, je suis Ai Kaoru, je vais réaliser une histoire pour jeunes femmes.

Parmi tous vos pseudonymes, lequel est le plus proche de votre vraie personnalité ?

C'est sous la plume de Tomo Chiyoji que je suis le plus naturel, je pense.

Aujourd'hui, vous êtes célèbre (au Japon, en Espagne et en France) pour vos mangas érotiques. Est-ce que vous vous considérez comme un mangaka traditionnel qui a évolué vers le hentai (classification de manga pornographique, NDLR) ?

Je me considère avant tout comme un dessinateur, plus qu'un mangaka. Il se trouve que les aléas de la vie m'ont amené à exercer la profession de mangaka. Qui plus est dans le domaine du dessin érotique. Mais je me considère comme un artiste avant tout. Je peux dessiner n'importe quel type de sujet, des décors, des natures mortes sur toile. C'est ainsi que je me vois. Je suis heureux et satisfait de pouvoir vivre de mes dessins, peu importe si l'on me catalogue dans un genre ou un autre. Le manga a été pendant une très grande partie de ma vie ma principale source de revenus. Mais aujourd'hui, je suis professeur de dessin et peintre, j'expose et vends aussi des toiles.

Extrait de Yoroshiku Bugi, manga de jeunes loubards à moto © Susumu Tsutsumi

Vous avez des personnages récurrents, mais en dehors de Yoroshiku Bugi, vous avez surtout écrit des histoires courtes. Pourquoi ce focus sur des histoires courtes ?

La durée de mes histoires est un choix éditorial. Dans le cadre des magazines pour adultes, les éditeurs préfèrent des histoires complètes en un chapitre. Plus facile à appréhender pour un lectorat peut-être moins assidu. Pour Yoroshiku Bugi, au fait de la mode des genres furyo (jeunes voyous, NDLR)  et bosozoku (gangs de motards, NDLR), l'éditeur Kasakura Publishing a lancé, en 1987, un magazine pour motards : Champ Road.

Ils croyaient beaucoup à ce nouveau magazine (il a continué sa publication jusqu'en septembre 2016, NDLR) et c'est à cette occasion qu'ils m'ont demandé de réaliser un manga de bosozoku. Le magazine était très attendu alors c'est pour cela que l'on m'a demandé de concevoir une série. À l'époque, le manga Shonan Bakusôzoku de Satoshi Yoshida, publié chez Shônen Gahôsha Gahosha, a été une véritable révolution (la série culmine à près de 30 millions de ventes, a été adaptée en OAV et en série télévisée, NDLR). Beaucoup d'éditeurs se sont alors jetés sur le segment.

Comment concevez-vous ces histoires courtes ? Pensez-vous à l'histoire en premier ? À des scènes, des émotions ?

Je m'inspire énormément de la réalité. Je suis tout le temps en observation. Quoi que je fasse, où que je sois, j'observe mon entourage. Dès que je capte une scène de vie, une situation, une atmosphère qui me marque, je la croque sur mon carnet. Et ce sont ces croquis qui sont les germes d'histoires en devenir. Parfois, une saynète peut m'inspirer plusieurs histoires et je choisirai alors celle qui me semble la plus intéressante.

Est-ce que vous avez senti une évolution de la société japonaise au cours de vos observations ? En travaillant dans le domaine érotique, vous devez avoir particulièrement étudié les fantasmes de vos lecteurs ? 

Tout à fait. J'ai particulièrement vu naître et grossir le lolicon (mot qui désigne l'attrait vers des formes de corps juvéniles, NDLR), ce genre qui pour moi n'a aucun intérêt, pour ne pas dire plus... J'ai essayé, en vain, de comprendre comment et pourquoi des lecteurs pouvaient y trouver un intérêt. C'est pour répondre à certaines attentes que je ne comprenais pas que j'ai, à un moment, introduit des masques dans mes histoires. J'ai vu aussi des évolutions sur les tendances en termes d'uniformes, tantôt infirmière, hôtesse de l'air, etc. Je me suis appliqué à jouer de ces attentes autant que je pouvais.

Une hôtesse de l'air aux formes plantureuses. © Susumu Tsutsumi

En parlant d'uniformes, avez-vous songé à pousser le fan service avec des scènes de cosplay de mangas populaires à l'époque ?

Je n'aime pas trop ça, c'est un peu trop facile. Mais il arrive qu'un éditeur m'ait demandé de faire des vêtements assez proches d'un manga populaire comme Sailor Moon ou autre licence. Dans ces cas-là, je me rendais à Akihabara pour chercher de la documentation.

On connaît très peu l'édition érotique. Est-ce qu'il y a un cahier des charges très strict qui impose un nombre minimum de scènes de sexe par histoire ?

Oui, c'est le cas. C'est même assez embêtant de mon point de vue car ce sont les pages qui ont le moins d'intérêt scénaristique, où j'ai le moins de possibilités de m'exprimer en tant qu'auteur. Dans un magazine érotique pour garçons, la règle est qu'au moins la moitié des pages d'une histoire contienne de l'érotisme, voire des scènes de sexe.

Pouvez-vous nous expliquer votre manière de travailler le dessin ?

Je commence toujours par un crayonné puis, lors des dix premières années de ma carrière, je réalisais l'encrage au pinceau. Je trouvais une plus grande liberté de gestion dans l'épaisseur du trait. Surtout pour les courbes. C'était primordial pour moi, car je réalisais tous les cheveux de manière très fine, au pinceau. Mais au bout de dix ans de métier, je me suis aperçu que j'arrivais à avoir la même souplesse dans la réalisation des arcs de cercle à la plume. Après l'encrage, j'applique les trames. Je les positionne quelques millimètres au-dessus du dessin pour apprécier le rendu final et je les gratte avec le dos du cutter pour ajuster leur densité, avant de les appliquer. Cela me permet d'avoir un effet moins homogène. Enfin, en dernière étape, j'ajoute du blanc, pour donner une épaisseur supplémentaire au dessin. Je réalise tout moi-même, sans assistant et, en général, il me faut trois jours pour dessiner un chapitre de 16 pages.

Au pinceau ou à la plume, Susumu Tsutsumi traite toujours avec minutie les chevelures de ses muses © Susumu Tsutsumi

Vous utilisez encore le pinceau pour les pages couleurs ?

En général, oui. Je dirais, dans plus de 90% des cas. Ma méthode est dérivée du brossage à sec. Je mets de l'eau sur la partie du dessin où la couleur doit être la plus intense, puis je mets la peinture sur un pinceau sec, et brosse, en partant de la zone la plus dense à celle la moins forte. C'est ainsi que je réalise des gradations de couleur.

Au Japon, il est interdit de montrer les parties génitales. Vous appliquez différemment cette censure selon les magazines. Pourquoi ?

La raison est très simple, c'est lié aux préférences du lectorat. Les lectrices n'aiment pas que ces zones soient masquées par une bande noire. Elles préfèrent un vide sur ces zones du dessin. Ceci alourdit moins le dessin et leur imagination leur permet de compléter sans soucis les traits effacés. Les lecteurs, eux, sont plus habitués au marqueur par-dessus le dessin.

Sur les dessins dans les magazines pour femmes, j'applique aussi beaucoup moins de trames. J'utilise aussi un peu moins de décors, plus de cases à bords perdus.

Reko et sa collègue ne laissent pas leurs collaborateurs indifférent. © Susumu Tsutsumi

Reiko, cette femme plantureuse aux cheveux bouclés, est un personnage récurrent, aussi bien dans votre série Miss 130 que dans votre série Les Voisines infidèles. Comment est né ce personnage ?

Dans les années 1950, le Japon était encore en pleine reconstruction. Tout le monde était très maigre, le peuple était pauvre. Tout ce que j'ai pu voir lors de mon enfance (magazines, télévision…) évoquait cette triste période.Alors quand j'admirais des actrices plantureuses comme Marilyn Monroe, Sophia Loren ou Jane Fonda, j'étais bouleversé. Elles donnaient une image d'opulence, de richesse et de bien-être. J'ai assimilé ces canons de beauté à une image du bonheur, de la plénitude.

Josep Maria Berenguer, un éditeur espagnol, a publié vos mangas érotiques dès 1983, faisant de vous l'un des pionniers du manga en Europe. Qu'avez-vous ressenti en apprenant ça ?

Monsieur Berenguer était venu au Japon pour étudier un peu le marché. Il a rendu visite à différents éditeurs et je faisais partie des artistes qui lui avaient tapé dans l'œil. Il a demandé à acheter les droits de trois auteurs, avec la possibilité d'inverser les planches pour passer au sens de lecture européen. J'ai été prépublié en Espagne dans le magazine Kiss Comix et, à l'issue de cet essai au sein du magazine, monsieur Berenguer a décidé de ne conserver que mon travail. Je pense qu'une des raisons de mon succès vis-à-vis de mes confrères est que les femmes que je dessine sont plus universelles. Elles ne sont pas associées à une nationalité précise. Elles peuvent être japonaises, russes, espagnoles… C'est plus facile pour les lecteurs étrangers de se projeter. En 1983, le Japon était encore très méconnu en Occident. J'ai même été invité à un salon de l'érotisme à Barcelone, où ils avaient présenté mes planches. Le président de la région Catalogne de l'époque m'avait même reçu dans son bureau. Je me suis dit à ce moment que c'était incroyable que mes planches puissent être appréciées de l'autre côté du globe. À peu près au même moment, un producteur de dessins animés pour adultes m'a demandé de faire le design de personnages. Et une fois que je lui ai envoyé des propositions, il m'a répondu : "Il faut qu'elles soient plus typées japonaises". C'est à ce moment que j'ai compris que mes personnages n'étaient pas typés et donc que j'avais eu la chance de percer en Europe.
Par la suite, mes mangas ont été publiés en Italie et en France.

Vous êtes devenu une référence en termes de dessin de fellations. Comment est venue cette spécialité ?

La société a cette image virile de l'homme qui part à la guerre et va verser son sang. On en fait des héros, alors que les femmes, elles, tous les mois, ont leurs règles sans que ça n'émeuve personne. Les femmes sont beaucoup plus fortes que les hommes. Les femmes sont aussi les seules à pouvoir donner la vie. Jamais un homme ne pourra comprendre la sensation de porter un bébé, ni même la souffrance d'un accouchement. Pour moi, la fellation donne le pouvoir aux femmes, elles sont en contrôle de l'acte. Elles décident ou non de faire ce cadeau à l'homme. Cela inverse la tendance. Aussi, grâce à ce découpage, je peux mettre en avant les expressions du visage de la femme à ce moment. C'est un magnifique terrain de jeu.

Le voisin pervers est lui aussi un personnage récurent dans l'oeuvre de Susumu Tsutsumi,. © Susumu Tsutsumi

Comment est né le récit semi-autobiographique Le Prince du manga ?

Pour être franc, j'étais épuisé par le rythme de publication effréné. Je dormais à peine et j'éprouvais toutes les peines du monde à imaginer un scénario. Alors, en désespoir de cause, j'ai décidé de m'inspirer de mon vécu, en y ajoutant ici et là des petites touches de couleurs.

Vous avez commencé à une époque où le métier de mangaka n'était pas très bien vu. Est-ce qu'être auteur de mangas pour adultes apporte une difficulté supplémentaire ?

Personnellement, je n'ai jamais ressenti la moindre difficulté ou le moindre jugement lié au fait de dessiner des mangas érotiques. À la maison, j'ai une femme et deux filles, qui ne m'ont jamais jugé avec amertume en me voyant dessiner. Au contraire, toutes m'ont dit aimer voir mon dos courbé au-dessus de ma planche à dessin. Et quand je disais à mes filles de ne pas regarder mes pages, lorsque j'étais sur un contenu plutôt olé olé, elles riaient et ne jugeaient que la qualité du dessin. Pas le sujet.

Forcément, avec les sensibilités modernes, on fait toujours un peu plus attention avant de montrer du contenu érotique, on met en garde les lecteurs et lectrices. Mais il n'y a aucune honte à dessiner ce type de contenu. Le plus important, pour moi, a toujours été d'être fier de mon dessin.

Susumu Tsutsumi réalise aussi des tableaux en technique mixte (peinture et collages) © Susumu Tsutsumi

Quelle a été la plus grosse difficulté à laquelle vous avez dû faire face lors de votre carrière et comment l'avez-vous surmontée ?

Le plus gros problème, ce sont les faussaires et le plagiat. J'ai vu des gens décalquer mes dessins pour se les approprier et les vendre en se faisant passer pour moi. D'autres ont tout simplement copié mon style, en changeant juste certains passages. Mais ça reste compliqué à prouver. Moi aussi, on m'a d'ailleurs accusé de copie une fois, car j'avais imaginé la même pose qu'un confrère. Et on a publié nos histoires quasiment en même temps. Heureusement, j'ai réussi à faire valoir mon innocence via un avocat. Enfin, il y a aussi un gros problème de piratage. À tel point que mon éditeur est même légalement intervenu plusieurs fois. Je ne minimise pas non plus, bien entendu, les difficultés intrinsèques du métier, comme les deadlines très tendues.

Miss 130 est publié chez Dynamite en France. Avez-vous un petit mot pour vos lecteurs français ?

La France évoque une forte image de l'art et du bon goût. C'est donc un réel plaisir que d'être publié dans ce pays.

© Susumu Tsutsumi

Quelle est la question qu'on ne vous a jamais posée et à laquelle vous brûlez de répondre ?

On ne m'a jamais demandé ce que je faisais en dehors de mon métier de mangaka. Or je suis un peintre et j'aime parler de cette activité. Je réalise par exemple des tableaux à base de collages, j'utilise beaucoup de coupures de journaux. Parfois, par-dessus le collage, je peins à l'acrylique. J'expose régulièrement en galerie.

Combien de temps mettez-vous pour réaliser un tableau ?

Deux semaines environ. J'ai réalisé par exemple un tableau hommage aux victimes du tsunami de Fukushima : Godzilla – né d'une réaction nucléaire – naturellement venu se nourrir de la radioactivité de la centrale et a emporté avec lui les disparus.

Et en dehors des expositions ?

J'ai donné des cours d'arts plastiques à des enfants qui sont en école primaire ou au collège pendant cinq ans. J'ai récemment pris ma retraite.

Merci à maître Susumu Tsutsumi pour son temps et à Emmanuel Bochew pour l'interprétariat.