Tsukasa Hôjô : "je vais vous raconter la vraie fin de City Hunter"
C'est par les adaptations en dessins animés de ses mangas : Cat's Eye et City Hunter (Nicky Larson) que le public français a découvert l'œuvre de Tsukasa Hojo. Cela a été un coup de foudre instantané, et l'histoire d'amour s'est prolongée une fois que ses mangas ont été traduits dans la langue de Molière. C'est d'ailleurs l'un des auteurs à avoir vu ses œuvres passer chez le plus d'éditeurs différents en France, preuve de l'affection de ces derniers pour son génie créatif.
Interviews, conférences, séances de dédicace, et même une exposition, Maître Hôjô était partout pendant les quatre jours du plus grand salon culturel européen. Nombre de questions lui ont été posées sur l'adaptation de
Linternaute.com : vous avez commencé à participer à des concours pour jeunes auteurs pour remporter les prix et avoir de l'argent de poche. Avez-vous envoyé des histoires à tous les magazines ?
Tsukasa Hôjô : Je n'ai pas envoyé à tous les magazines, mais seulement à deux magazines le Weekly Shonen Jump et le Ribbon (NdlT l'un des principaux magazines de prépublication de shôjo de l'éditeur Shueisha).

Et c'est quoi un shôjo selon Tsukasa Hôjô ?
Oh c'était une histoire d'amour assez banale. Une comédie romantique, mais je n'ai rien révolutionné (rires).
Vous avez déclaré "mes personnages évoluent d'eux-mêmes" dans toutes vos œuvres, quel est le personnage dont l'évolution vous a le plus surpris ?
Plus que l'évolution des personnages, ce qui m'a surpris, ce sont les situations dans lesquelles ils se sont retrouvés. Surtout des gags. Par exemple, une fois alors que j'écrivais mon story-board je me suis dit " Ryo Saeba fait XXX" et alors je me suis arrêté en me demandant si c'était ne serait-ce que physiquement possible de faire une telle chose (rires).
Quel était ce gag ?
À un moment Ryo Saeba, obsédé qu'il est, va voler des sous-vêtements, mais juste avant d'être pris en flagrant délit il les range tous dans un collant, fait une grosse boule et la jette. Et je me suis demandé si c'était possible, alors je suis descendu, j'ai pris les affaires de ma femme, les ai fourrés dans un collant et j'ai fait une sorte de fronde avec et à ma grande surprise ça a marché. Alors je suis remonté finir mon chapitre. Tout ceci laissant ma femme complètement interloquée.
Heureusement qu'elle n'avait pas de marteau
(rires) En effet, je l'ai échappé belle.

Avec Family compo vous avez été l'un des pionniers à aborder le sujet du genre et de la transidentité. Est-ce que vous êtes content que la société évolue et s'ouvre sur ce débat ?
En grande partie ça va dans le bon sens. Les mœurs évoluent et c'est une bonne chose. Mais il y a quand même une chose qui m'inquiète. À l'époque, quand il y avait des mouvements minoritaires, que ce soit autour de la transidentité ou autre, si ça ne plaisait pas à la majorité alors elle l'ignorait. Chacun vivait sa vie en quelque sorte. Mais aujourd'hui ces mouvements sont accompagnés de revendications de droit, tout à fait légitimes au demeurant, cela génère plus d'antagonisme. Il y a beaucoup de conflits qui commencent à apparaître. Et c'est l'évolution de ces conflits qui m'inquiète. Est-ce que ces antagonismes pourraient disparaître avec le temps ? Ou bien risquons-nous d'être dans un cercle perpétuel d'affrontements sur ces problématiques ?
Avec Le temps des cerisiers et sous un rayon de soleil (Komorebi no moto de) vous avez aussi été précurseur sur les problématiques écologiques. Est-ce que c'est une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
Je trouve que depuis les années 90 la situation n'a pas réellement évolué sur le thème de l'environnement. Tous les dirigeants en parlent beaucoup, mais j'ai peur qu'au final rien ne soit mis en place. Que les tenants et les aboutissants échappent encore aux responsables politiques de tout bord. Que faut-il faire pour vraiment développer une protection de l'environnement ?
Il y a eu un documentaire sur la vie de Rachel Carlson, la grande environnementaliste. L'avez-vous vu en France ?
Depuis les années 60 les scientifiques alertent sur la problématique de l'environnement, mais je n'ai pas l'impression que le sujet ait malheureusement beaucoup évolué depuis.
La famille, recomposée ou non, est une clé très importante dans votre œuvre. Pourquoi ?
Ce n'est pas un choix conscient au niveau de ma carrière, je ne me suis pas dit " je vais baser toutes mes histoires autour d'un noyau familial". Certes, d'un point de vue personnel, si je me mets au niveau de mes personnages, le lien le plus fort pour ces derniers c'est la famille. Tout le monde à une famille, d'une manière ou d'une autre. Alors quand je crée un protagoniste ou même un antagoniste, je me pose toujours la question de son objectif et de ses motivations, et ce faisant arrive toujours la question de sa famille, soit par sa place, soit par son absence ou sa rancœur. Et in fine la famille se retrouve comme un des vecteurs de mon œuvre.
Même vos personnages secondaires génèrent une grande empathie de la part des lecteurs du monde entier.
Ça me toucherait beaucoup si c'était le cas.

Sarah Nishikujo est passée de personnage secondaire à héroïne de la mini-série Sous un rayon de soleil. City Hunter est née du personnage du " rat" dans Cat's Eye, Umibozu (Mammouth) a son propre spin-off…
Vraiment, j'aimerais que ce soit le cas. Vous savez, nous les auteurs nous prenons rarement du recul par rapport à nos œuvres. Lorsque vous me posez vos questions, j'ai l'impression que vous me donnez les clés pour comprendre ce qui fonctionne dans mon travail (rires).
Pour rester dans la lecture de votre œuvre, la mélancolie (ce sentiment doux amer à la fin de vos mangas) est aussi une clé très importante, pourquoi ?
J'ai toujours souhaité transmettre des émotions à travers mes mangas. Sans forcément appuyer particulièrement sur une émotion plus qu'une autre.
Si vous me dites que vous avez ressenti ce type d'émotions en lisant mes mangas alors cela me touche énormément.
C'est grâce à ces émotions omniprésentes que vos œuvres sont si intemporelles et universelles ?
Ahhhh, zut alors. Voici la réponse que j'aurais dû donner quand on m'a demandé la raison du succès de mes mangas à l'étranger. J'aurais eu l'air plus profond (rires). Je m'en servirai si on me pose la question à l'avenir, ne me demandez pas des droits d'auteur (rires).

Jeune, vous vous êtes jeté dans la littérature et avez dévoré énormément de romans de SF. Mais la SF est très peu présente dans votre œuvre. Pourquoi ?
À mon humble avis, il est très difficile de raconter une histoire de SF qui se déroule dans l'espace en manga. On arrive à faire des histoires de combat galactique, de lutte contre des extraterrestres belliqueux, des batailles spatiales à la Star Wars, mais on est plus dans la Space Fantasy que dans la SF pour moi. Plus que le space opéra, ce que j'aime c'est la Hard SF, pas le space opéra. J'ai essayé, plus jeune, de faire des mangas de hard SF, mais on arrive toujours sur des œuvres très contemplatives, c'est très difficile d'y insérer de l'action, d'écrire des scènes ou des passages palpitants, donc je dois avouer qu'une part de moi a abandonné la possibilité de faire un manga de hard SF.
En parlant de scène d'action. Vous qui êtes mangaka autodidacte et faites souvent référence au cinéma, racontez-nous en détail comment vous concevez une scène. D'un point de vue de sa réalisation.
Quelle que soit la scène, je commence toujours par placer toutes les caméras. Par exemple, si l'on considère cette pièce où nous menons cette discussion, je pense toujours à fixer une caméra pour les gros plans sur les visages, une caméra de plain-pied, une ou deux pour la contre-plongée et caméra zénithale. Je positionne toujours ces caméras avant de commencer à travailler sur la mise en scène.

Et une fois ces caméras posées, vous connaissez déjà le déroulé de la scène de A à Z ou bien travaillez à l'intuition ?
À mes débuts, je travaillais à l'instinct. Mais petit à petit je me suis mis à réfléchir à la composition et au déroulé " si je fais ceci alors il se passera cela" mais ce faisant, je me suis rendu compte que plus je réfléchissais au déroulé d'une scène, moins cette dernière était dynamique. Alors je me suis efforcé au maximum de m'empêcher de conceptualiser trop mes scènes, de laisser libre cours à mon instinct au maximum, afin de garder le plus de dynamisme possible.
Votre premier tantô, Nobuhiko Horié est devenu votre ami avec qui vous avez même cofondé Coamix.
C'est vraiment quand il m'a proposé de fonder Coamix que j'en ai pris conscience.
À vos débuts, vous avez indiqué qu'il était très directif vis-à-vis de votre travail. Quand avez-vous compris que vous pouviez lui dire " non, je pense qu'il faudrait faire ainsi" ?
Honnêtement, c'est arrivé petit à petit. Mais la première fois je pense que c'est quand je lui ai répondu " non, ça, ça n'est pas City Hunter".
Quelle est la scène dont vous êtes le plus fier ?
C'est très difficile. Je suis probablement inspiré par les séances de dédicace, mais on m'a demandé plein de fois de signer sur la reproduction de la scène où Kaori et Ryo s'embrassent à travers une vitre blindée. J'ai tellement vu cette scène hier que j'ai du mal à penser à une autre scène.
Je peux vous dire par contre, que quand j'ai commencé cet arc narratif, j'avais cette scène en tête. C'est cette scène qui a motivé la création de cette histoire.
C'est aussi l'un des rares moments où Ryo est honnête envers ses sentiments.

Est-ce qu'il vous est arrivé des fois de pester envers vos personnages ? " Mais soit honnête, idiot" ?
Pas au point de me mettre en colère, mais souvent je souffle par dépit. Particulièrement avec Ryo " Mais, que fais-tu encore Ryo, pfff". Alors que c'est moi qui imagine ses réactions (rires).
Est-ce que vous avez été tenté d'écrire des fins alternatives sur certains chapitres ? Ne serait-ce que pour vous ?
J'ai des fins que je n'ai pas pu réaliser.
Comme celle de City Hunter ?
Oui, comme vous le savez, on m'a annoncé la fin de City Hunter seulement 4 semaines avant la date fatidique. J'ai dû boucler la série un peu en catastrophe et n'ai jamais pu faire la fin que j'avais imaginée.
Et c'était quoi cette vraie fin de City Hunter ?
C'était une fin nulle (rires). Mais puisque vous insistez, je vais vous raconter la vraie fin de City Hunter.
C'est une histoire d'enquête, où l'on voit Kaori et Ryo qui travaillent comme d'habitude, et une fois l'enquête résolue ils rentrent dans leur immeuble, et à ce moment on aperçoit dans l'immeuble un vieux monsieur et une vieille dame qui attendent… Et le vieil homme est en fait Ryo Saeba et Kaori est la vieille femme, et ces deux jeunes que l'on a pris pour eux jusqu'à présent sont en fait leurs enfants qui ont décidé de reprendre le boulot de leurs parents. Une sorte de boucle un peu loufoque. D'ailleurs ça ne s'arrêtait pas là, comme d'habitude Ryo provoquait l'ire de Kaori et ça finissait encore à coups de massue, et on voyait les enfants réagir de manière blasée autour de ce quotidien plus qu'habituel pour eux.
Beaucoup de fans m'ont demandé de dépeindre le mariage entre Ryo et Kaori. Mais vraiment, ça ne m'enchantait pas de réaliser cette partie de l'histoire, alors quitte à ce que l'histoire en passe par ça, autant aller plus loin dans le futur.
Est-ce que vous aviez imaginé aussi un futur pour les autres protagonistes ? Le futur de Saeko, ou d'Umibozu et Miki ?
Ça aurait été amusant de montrer ce qu'ils étaient devenus en effet. Mais je n'avais pas encore écrit leurs histoires.

Comment après avoir passé des années à écrire sur ces personnages, souvent dans des conditions difficiles, arrive-t-on à leur dire au revoir ?
Il y a eu des cas où en effet c'était très difficile de tourner la page, mais d'autres au contraire où j'étais soulagé.
Par exemple ?
Par exemple pour Cat's Eye, c'était un vrai soulagement que de terminer l'histoire. C'est un manga qui a été très très dur pour moi. J'ai débuté ce manga alors que j'ignorais tout du métier de mangaka, ça a été très très dur tout du long. Alors sur la fin j'étais extatique à l'approche de la fin du manga. J'ai même écrit et dessiné dans les marges des planches " super on va enfin pouvoir picoler". C'est d'ailleurs quelque chose que l'on peut voir sur les reproductions de planches, peut être qu'il aurait mieux valu ne pas le montrer (rires).
Et le plus difficile ?
Sans hésiter City Hunter, déjà car je n'ai pas pu leur dire au revoir convenablement. Je garde cette frustration de ne pas avoir pu dessiner Ryo et Kaori devenus vieux.
Mais maintenant que je vous ai raconté la fin secrète il faut que j'en imagine une autre si jamais je devais la réaliser…
Merci à Coamix et aux équipes de Japan Expo pour l'organisation ainsi qu'à Nicolas Priet pour l'interprétariat.