Takehara Jyunji : "quand on pense aux chevaliers, on pense forcément à la France"

Publié dans le magazine Comic Ryu de l'éditeur Tokuma Shôten, La Mariée de Bretagne est un manga historique qui se déroule au cœur de la Bretagne du XIIIe siècle. Le mangaka a décidé de ne pas s'intéresser aux croisades mais aux guerres de pouvoir qui minent le Duché de Bretagne. Son auteur a accepté de répondre à Tokyo aux questions de LInternaute.

Bien que loin des croisades, le Duché de Bretagne n'est pas épargné par les luttes de pouvoirs intestines. Conflits territoriaux entre la France et l'Angleterre, jeux politiques au sein des héritiers de la dynastie des Plantagenêt, oppositions religieuses entre catholiques et protestants… La moindre étincelle menace d'enflammer la région, et les Ducs ne voient pas tous d'un mauvais œil l'idée de défier la couronne de France… C'est cette période clé de l'histoire de la Bretagne que le jeune et talentueux mangaka Takehara Jyunji a choisi d'exploiter comme décors pour son manga. Une comédie romantique qui fera de ses protagonistes des témoins - et parfois des acteurs - des tumultes de l'Histoire de l'Armorique…

Takehara Jyunji © TOKUMA SHOTEN

Thomas, un jeune héraut, est chargé par son maître d'aller trouver la fiancée du prochain Duc de Bretagne. Son seul indice pour retrouver la dulcinée est le chevalier André qui participe à une joute vers Nantes. Mais qu'elle n'est pas surprise lorsqu'il se rend compte que André est en fait Andrée. Cette dernière a troqué les dentelles pour l'épée afin de venger son père, mort assassiné. Elle soupçonne le duc de Dreux d'avoir commandité son assassinat. Le dynamique duo va mener une enquête qui va les amener à croiser les grands noms de l'Histoire de la Bretagne.

Un pan de l'Histoire rarement traité qui passionnera les lecteurs.

C'est à Tokyo, dans les bureaux de l'éditeur Tokuma Shoten que nous avons pu échanger avec le jeune et talentueux mangaka Takehara Jyunji.

Linternaute.com : Quelle a été la flamme qui vous a poussé à devenir mangaka ?

Takehara Jyunji : Quand j'étais à l'école primaire, au lieu de faire des échanges de journaux intimes avec mes camarades de classe nous échangions des mangas que nous dessinions. Et comme j'adorais les jeux comme Final Fantasy et Dragon Quest, ma passion pour le dessin n'a cessé de croître et j'ai été attiré par cet univers.

Une fois que vous avez pris cette décision, comment êtes-vous entrée dans ce milieu ?

Au lycée j'ai participé à un concours d'un magazine de mangas, mais je n'ai pas été sélectionné.

Une fois à l'université, j'ai tenté à nouveau ma chance en soumettant une œuvre à un concours pour un mensuel chez Shueisha. Là encore, je n'ai pas remporté ce concours, mais mon one shot a plu à un éditeur qui a décidé de me prendre sous son aile.

Grâce à ses conseils j'ai publié un manga qui s'appelle La Loyauté (NdlR : en Français dans le texte), j'avais déjà cet attrait pour la France (rires).

Et cinq ans plus tard il m'a permis de devenir assistant auprès d'un mangaka, mais je ne sais pas si j'ai le droit de dire son nom.

Comment vous avez trouvé votre trait ? Quelles sont vos références ou inspirations ?

J'aime énormément le manga Nausicaä et Planètes. Je ne me suis pas forcément inspiré du dessin, mais ces titres m'ont fait comprendre comment mettre en scène les personnages. Comment retranscrire l'ambiance, l'atmosphère d'une histoire dans un manga.

Space Brothers est un titres qui m'a beaucoup marqué.

Et en termes de mise en scène ?

Quand on est mangaka, on s'inspire forcément du travail de nos aînés. On lit énormément, on apprend de ce qui a été fait. J'aime aussi trouver mon inspiration dans le cinéma ou les séries télévisées. J'aime beaucoup la mise en scène de Ridley Scott.

Le film A Knight Tale  de Brian Helgeland est aussi un marqueur important dans ma manière de retranscrire mon imaginaire.

Je suis aussi boulimique des films d'histoire médiévale, je trouve qu'il y a une volonté en occident sur les films d'époque d'avoir une image lisible et belle. Je m'appuie beaucoup  sur ces œuvres dans mon approche.

Racontez-nous la genèse de ce manga ?

Au début de cette histoire réside une de mes passions : les chevaliers en armures et tout particulièrement les cottes de mailles. Cela pose une trame temporelle entre le XIIe et XIIIe siècle. Si l'on pense chevalier, on pense forcément à la France, c'est le pays que j'associe à l'essor de l'image du chevalier sur son fier destrier en tout cas. Mais la France à cette époque était aussi grande que complexe. Une période riche en conflits militaires et en intrigues politiques. J'ai essayé de réduire un petit peu le champ de mon histoire et en me documentant j'ai trouvé que la Bretagne était un territoire passionnant à travailler. De surcroît pas encore utilisé dans d'autres mangas.

© Photo Valentin Paquot

Comment est né le personnage d'Andrée ?

C'est très difficile de percer au Japon avec une histoire classique de chevalier. Le lectorat a du mal à se connecter à ce type de personnage, mais ils adorent les femmes chevalier. Mais moi je n'aime pas cette image d'Épinal japonaise d'une femme chevalier avec un plastron à grosse poitrine et en jupe malgré son armure. Je trouve ça irréaliste et ça m'empêche de rentrer dans une histoire. Je tenais à avoir une femme chevalier en armure intégrale, une vision réaliste.

Takehara Jyunji © TOKUMA SHOTEN

Quand on pense à une femme déguisée en chevalier, en France on pense à Princesse Saphir (Ribon no Kishi) d'Ozamu Tezuka, et Lady Oscar (Versailles no Bara) de Riyoko Ikeda.

Ce sont des titres très célèbres en effet, mais ils ne sont pas de mon époque alors je ne pense pas qu'ils m'ont influencé directement. On peut néanmoins dire qu'il y a une petite touche d'Oscar dans Andrée.

Comment avez-vous imaginé le design d'Andrée ?

Mon approche pour le design d'Andrée est avant tout basée sur le réalisme. J'avais la vision que si une femme à l'époque décide de se dévouer à l'épée, elle serait forcément un peu macho. D'autant plus qu'Andrée a abandonné toute velléité d'être femme, elle s'est dévouée corps et âme à sa vengeance.

Andrée est le premier personnage que vous avez trouvé pour ce manga ?

Oui et non. J'avais proposé une première ébauche pour ce manga avec une équipe de cinq chevaliers. Andrée faisait partie de cette troupe mais n'était pas le personnage principal, qui était un homme. C'est en discutant avec mon éditeur que nous avons affiné cette proposition et que j'ai décidé de recentrer l'histoire autour d'Andrée. Je sentais le potentiel latent de ce personnage. J'avais établi une connexion avec Andrée. Dès lors, j'ai réfléchi à comment la mettre en valeur tout en équilibrant l'histoire. C'est ainsi que j'ai créé Thomas, qui a un rôle de support au départ pour devenir un compagnon de route d'Andrée. Graphiquement, Thomas a été très facile à créer, il a pris vie en quelques esquisses.

Vous maîtrisez l'Histoire de la Bretagne. Comment vous êtes-vous documenté sur cette période de l'Histoire ?

Ma référence principale est un livre de l'historienne Andréa Hopkins "Knights" qui est traduit en Japonais.

Et je passe énormément de temps à lire Wikipédia Français et Anglais avec l'aide d'un traducteur automatique. Il m'arrive aussi de poser des questions à des cercles de spécialistes en ligne. Le Moyen Âge et l'époque médiévale sont des périodes qui regroupent énormément de personnes passionnées.

Je prends des cours de Français depuis quelques mois auprès de Monsieur Jean-Loup. Et il relit ce que j'écris en Français dans le manga.

Vos représentations des lieux sont très détaillées et respectueuses. Par exemple le château de Nantes. Comment vous documentez-vous d'un point de vue graphique ?

Je n'ai pas encore pu voyager en France. Je me suis inspiré de plusieurs livres. Le château de Flandres est resté tel qu'à l'époque et est une source de références très importante pour moi. Il est très documenté. La basilique de Saint Pabu propose une visite virtuelle sur le site de la commune. Mais ce qui existe aujourd'hui est la reconstruction gothique pas romane, alors je me suis inspiré de l'Église Notre-Dame de Locmaria à Quimper que j'ai adaptée à ma façon.

Takehara Jyunji © TOKUMA SHOTEN

Le travail sur les blasons est incroyable. Est-ce que le blason d'Andrée est celui de la famille Grosparmy ?

Oh, je ne connaissais pas du tout cette famille. C'est vraiment un incroyable hasard. J'ai imaginé ce blason en me basant sur l'image d'un lion. Quelle est la probabilité que ce soit un blason qui existe vraiment. J'explique dans le 13e chapitre les raisons derrière le blason d'Andrée. Il faudra lire jusqu'au 3e tome pour tout comprendre.

Intervention de Monsieur Kaino l'éditeur du titre : j'espère que les héritiers de Grosparmy ne demanderont pas de droits d'auteur (rires).

Quand on crée un manga qui se déroule dans un univers historique, comment choisir quelle partie de l'Histoire garder et quelle partie de fiction créer ?

Je tiens particulièrement à conserver et respecter les grands événements historiques. Richard Cœur de Lion est encore vivant à cette période, donc il est possible de le faire apparaître. De l'autre côté, Philippe à moins marqué l'Histoire avec un grand H, donc je peux le garder en vie au début de mon manga même si cela ne respecte pas forcément la véracité historique. On peut ajouter les éléments fictionnels que l'on souhaite tant que l'on respecte les grandes lignes de l'Histoire, les marqueurs importants.

Est-ce que vous connaissez déjà la fin de votre manga ? Jusqu'où (dans le sens quelle époque) comptez-vous amener les lecteurs ?

La fin de l'histoire est déjà décidée. Nous n'allons pas raconter l'histoire d'une dynastie, mais l'histoire d'Andrée et Thomas, avec quelques surprises.

Takehara Jyunji © TOKUMA SHOTEN

Les deux héros ont un traumatisme. Andrée dont le père a été tué et Thomas qui refuse de se servir de son épée. Est-ce pour équilibrer le duo ?

Oui, et même plus. Thomas est aussi un des protagonistes, il faut lui donner de l'épaisseur. Pas seulement pour qu'il puisse exister aux côtés d'Andrée mais pour le bien de l'histoire. Ce traumatisme est d'ailleurs lié à sa première rencontre avec Andrée quand il était enfant. Liant leurs destins un peu plus.

Andrée et Thomas mènent une enquête. Comment gérez-vous le rythme des révélations ?

L'équilibre de l'histoire dans un manga est très important. Surtout quand on est sur une histoire rythmée par les publications de chapitres. L'histoire de la vengeance d'Andrée n'est qu'une petite partie de mon manga. Il y a une trame narrative qui s'étend au-delà et dont la profondeur ravira, je l'espère, les lecteurs. Ceci me permet de donner assez rapidement des éléments de l'intrigue concernant l'assassin et de garder un rythme assez rapide et entraînant.

On va par la suite découvrir comment Andrée et Thomas se situent dans l'Histoire de la Bretagne. De mon point de vue, La Mariée de Bretagne est un drame romantico-historique plus qu'un manga d'investigation. Un véritable manga d'aventure au sens noble du terme.

Tanto : L'œuvre de Maître Takehara est une histoire dans l'Histoire.

Vous expliquez sur Twitter vous être demandé combien de bougies seraient réalistes dans une scène. Quelles autres questions vous à fait réfléchir énormément ?  

Actuellement il y a énormément de mangas qui se passent dans une Europe médiévale fantasmée et qui ne respectent aucun critère historique. Je préfère me démarquer et m'ancrer dans une représentation respectueuse de l'Histoire. Par exemple dans la page où l'on voit le Duc sur son trône. Je me suis demandé est-ce que les gardes sont des gens d'armes ou des chevaliers ?

Et en ce qui concerne les fenêtres, étaient-ce des vitres ou bien des panneaux de bois à cette époque ?

C'est la somme de ces détails qui pour moi sont très importants pour rendre l'ensemble crédible.

J'ai tendance à faire confiance à certains films d'époque pour avoir une représentation historiquement fiable, si je ne trouve pas l'information sur internet ou dans les livres.

Takehara Jyunji © TOKUMA SHOTEN

Scènes de combats, scènes de château, dialogue en forêt, vous semblez à l'aise dans toutes les situations. Quelles sont les scènes qui sont les plus faciles pour vous à imaginer et dessiner ? Pourquoi ?

Tous les mangakas vous diront que le plus facile c'est de faire l'herbe et les forêts, on peut les réaliser en relâchant sa main. Ça n'est pas fatigant.

Et les plus difficiles ?

Les châteaux et les villes sont les plus difficiles pour ce manga. Il y a très peu de documentation sur le XII et XIIIe siècle. Combien de gens peuplaient les villes à l'époque ? Étaient-ils variés dans leurs morphologies ? Dans leurs tenues vestimentaires ? À quel point les bâtiments étaient espacés ? Pour tout ce genre de question il est difficile d'avoir une réponse.

Takehara Jyunji © TOKUMA SHOTEN, photos Valentin Paquot

 

Récemment, la grande librairie Shosen Grande à Jimbocho a réalisé une exposition sur les mangas historiques. Qu'avez-vous ressenti en vous retrouvant dans cette sélection ?

 

J'étais bien entendu aux anges. Mais au-delà de la fierté de voir son manga mis en avant dans un lieu aussi prestigieux, ce qui m'a particulièrement touché, ce sont les mentions qui ont accompagné cette sélection. C'est la première fois qu'une de mes oeuvres fait partie de ce type de sélection. C'est très grisant que d'avoir ce type de retour.

Quel est votre manga historique préféré ? et pourquoi ?

Mon manga historique préféré est Kingdom de Monsieur Yasuhisa Hara (NdlR : publié en France aux éditions Meian). J'aime particulièrement le fait qu'il s'agisse d'une bande de moins que rien qui vont, à force de conviction et en traçant leur chemin, construire l'Histoire. Le personnage principal n'est pas le roi, mais bien l'ensemble des gens de l'ombre qui construisent et font vivre l'Histoire. Si on me demande par quel manga se lancer dans le genre de manga historique, je recommanderais toujours Kingdom. Il y a tout dans ce manga.

Pour "Messire" vous avez été obligé d'inventer une combinaison de katakana. Y a-t-il eu d'autres difficultés de ce genre pour transcrire le français de l'époque pour les lecteurs japonais ?

C'est en effet très compliqué, j'essaye de respecter au maximum les termes de l'époque. Aussi bien ceux qui mentionnent des objets ou des matières comme " blason " ou " hermine ", mais aussi ceux du langage de l'époque comme " messire " " azure " ou même la couleur de l'époque pour une cape qui est "  vermillon " et non pas juste rouge. Mais ils n'existent pas forcément en Japonais, alors je dois faire en sorte qu'ils soient compréhensibles, soit par le contexte, soit par une note explicative. Ceci pour s'assurer que le lecteur s'approprie ce vocabulaire. Il est nécessaire dans un manga historique, même romancé, d'utiliser au maximum un lexique précis. Cela crée une plus-value non négligeable aussi bien pour les lecteurs fans de l'époque que pour ceux qui la découvrent via ce manga.

J'ajouterais aussi que j'aime montrer la richesse des beaux mots que possède la langue française. Si le français est une langue qui véhicule une image " classe " et " cool " au Japon, je pense que l'on peut montrer qu'il y a un lexique au-delà de " amour " et " merci ".

C'est pour cela que vous avez aussi ajouté des notes en fin de volumes, comme celle sur le savon de Marseille ?

Tout à fait. Et pour l'anecdote j'utilise aussi à la maison du savon de Marseille (rires).

Takehara Jyunji © TOKUMA SHOTEN

Arrêtons-nous sur cette double page. Andrée fait une apparition des plus fracassantes. Pourquoi ?

Nous sommes au début de l'histoire, il est crucial de présenter les protagonistes aux lecteurs. J'ai commencé par présenter Thomas qui est d'un naturel calme dans les premières pages. Je souhaitais souligner la fougue d'Andrée. Il est important d'avoir des personnages complémentaires, de joueur un peu sur le " gap " (NdlR : écart, fossé) qu'il peut y avoir entre les caractères et style de ces derniers. C'est assez naturellement que cette image m'est venue en tête.

Sur la page de gauche, Thomas et Andrée semblent en effet aux antipodes…

Cette planche est assez " scolaire " dans son approche. Comme tout auteur de manga, j'ai moi-même énormément lu de manga. Et si l'on fait attention aux œuvres réalisées par nos aînés, on se rend compte de certaines techniques de mise en page.

Avant de tourner une page, on fait monter la tension. Puis on met de manière ostensible ce qui était annoncé. Enfin on poursuit avec un zoom pour renforcer l'impact de cet "  élément perturbateur " ou "  événement " et l'on reste au même niveau de zoom pour montrer la réaction du personnage à cette perturbation. Ainsi on place le lecteur au niveau de l'histoire, il est plus impliqué. C'est un enchaînement vraiment classique dans la construction d'un manga. De même le visage de Thomas qui incite à tourner la page.

Est-ce que vous réalisez votre mise en scène pour une lecture en livre ou sur smartphone ?

Je travaille ma mise en page avec la lecture papier en tête. J'ai la notion de " tourner la page " qui est ancrée en moi. C'est même un marqueur fort du manga de manière générale, hérité du modèle feuilletonnant. La version numérique n'est pas méprisée, bien au contraire, mais elle hérite de la mise en page séculaire d'une édition imprimée sur papier.

Et en France, qu'en est-il de la lecture de manga ? plutôt papier ou numérique ?

En France, la lecture sur papier domine encore très largement le marché.

Monsieur Kainou (éditeur en charge du titre chez Comic Ryu): C'est intéressant. C'est peut-être l'occasion d'annoncer aux lecteurs Français que les droits du manga  La fiancée de Bretagne ont été acquis pour la France. L'éditeur sera bientôt annoncé, donc patientez pour lire légalement ce manga passionnant sur une partie de l'histoire de votre beau pays. La publication du titre en France est prévue pour 2024.

Merci à Maître Takehara Jyunji pour sa disponibilité et ses précieuses réponses ainsi que Monsieur Kainou de Comic Ryu pour son accueil et avoir permis à cette interview de voir le jour, et à Emmanuel Bochew pour l'interprétariat.