Hyung-Rae Kim (Piccoma) : "le modèle par abonnement "à la Netflix" est un leurre"

Hyung-Rae Kim (Piccoma) : "le modèle par abonnement "à la Netflix" est un leurre" Le leader au Japon de la lecture numérique de manga et webtoon, Piccoma, a débarqué en France presque par surprise en mars 2022 mais pas sans grande ambition. Armée d'un budget de lancement de 12 millions d'euros, le géant nippon lorgne sur la place de numéro 1 de la lecture numérique en France. Hyung-Rae Kim, le CEO de Piccoma Europe, décrypte pour L'Internaute les moyens mis en œuvre pour décrocher cette première place.

Piccoma, le distributeur de mangas, manhwas et webtoons numériques leader au Japon, a choisi la France comme second marché où se développer à l'international. La société japonaise, succursale du conglomérat coréen Kakao, rassemble plus de 4 millions de lecteurs par jour au Japon et a généré plus de 500 millions de dollars de revenus en 2021. Avec le Covid-19, la lecture numérique en France a énormément progressé d'après le Syndicat national de l'édition (SNE) avec 13,8 millions de personnes ayant déjà lu un livre numérique (légalement) recensées en 2021. Qui plus est avec une lecture principalement sur mobile (48% sur smartphone et 30% sur tablette) et un lectorat enfin enclin à payer pour sa consommation (65%) numérique, le timing n'aurait pas pu être meilleur.

L'arrivée ambitieuse du géant du numérique - le lancement en France représente un investissement de 12 millions - a de quoi faire rêver les lecteurs en quête perpétuelle de nouveaux contenus, mais aussi les éditeurs pour trouver de nouveaux débouchés numériques. Hyung-Rae Kim, président de la filiale Piccoma Europe, répond aux questions de L'Internaute pour expliquer les enjeux derrière ce lancement.

Linternaute.com : vous venez de lancer Piccoma en France après le Japon. Pourquoi ?

Hyung-Rae Kim: Kakao est un groupe qui possède plusieurs entités dont certaines sont présentes dans d'autres pays mais en ce qui concerne Piccoma, cette entité n'est présente qu'au Japon et en France. Aujourd'hui, en termes d'extension, on souhaite se concentrer sur la France, même si la volonté de se lancer ailleurs existe, bien entendu. Le marché français est monstrueux et n'est pas considéré à sa juste valeur sur le numérique. C'est le deuxième pays au monde à lire des mangas en version imprimée, mais les revenus numériques nous semblent encore faibles au regard du potentiel.

montage réalisé via smartmockups.com © Piccoma

Kakao existe avec un modèle payant sans publicité et son principal concurrent, Naver, propose lui une offre gratuite avec publicité. Pourquoi ces deux approches opposées ?

Je pense que ça diffère dans la mesure où Naver est avant tout une plateforme et un portail internet en Corée. Sur les portails internet, le plus important c'est le trafic. Le webtoon était pour eux un moyen d'apporter du trafic supplémentaire en tant que contenu sur le portail et non pas un moyen d'avoir des revenus de manière directe.

On s'est rendu compte assez rapidement que le webtoon proposait un contenu suffisamment qualitatif pour que les lecteurs puissent s'y intéresser et passer à l'achat. Le modèle des coins existe depuis 2011-2012 et depuis on continue à l'étendre à d'autres plateformes en sachant qu'au Japon Piccoma existe depuis 2016.

On est sur une plateforme très inspirée du monde du jeu vidéo avec des bingos, des bonus, des récompenses sur l'engagement, des coins... Est-il possible qu'à l'avenir il y ait un système d'abonnement ?

On a l'intime conviction que le modèle juste et équitable pour tout le monde, c'est-à-dire les éditeurs, les auteurs ainsi que les gens qui travaillent pour l'adaptation des contenus, est celui de l'achat à l'acte donc via les coins. Le modèle par abonnement peut sembler utile dans notre secteur mais on ne peut pas directement comparer le webtoon et la BD en général avec les autres types de contenus comme le jeu vidéo ou l'audiovisuel où la consommation est différente aussi bien dans la durée de vie d'un produit que dans la manière de le consommer. On est plus proche du modèle qui existe pour le streaming musical où au final les artistes à l'origine des œuvres ne sont pas payés à leur juste valeur. Donc, pour nous, le modèle par abonnement "à la Netflix" est un leurre et nous ne souhaitons pas nous y lancer.

Montage réalisé via smartmockups.com © Piccoma

Est-ce que vous comptez  supporter le pass culture à terme ?

Le pass culture n'est pas inscrit dans nos développements. Mais on adorerait que la ministre de la Culture s'intéresse aux smartoons et mangas numériques. Peut-être que, cette fois-ci, les décideurs ne vont pas rater la vague, contrairement à celle des  jeux vidéo qu'ils ont snobée par erreur. Il y a un vrai enjeu aussi bien auprès de jeunesse qui dévore ce format, mais aussi auprès d'un public plus adulte.

Une autre différence avec Naver, c'est que vous publiez des œuvres qui sont possédées par d'autres personnes, alors qu'ils ne font que leurs propres créations. Pourquoi ce choix ?

Bien sûr, ils ont des contenus en propre mais ils ne sont pas tous produits par eux-mêmes. Il y a des studios qui existent et dont les droits sont licenciés par cette plateforme-là pour les diffuser. Nous, on fait exactement pareil. Soit on fait de la création, soit on achète des licences à distribuer. D'une manière générale, en tant que plateforme neutre, notre souhait est de diffuser le plus de contenu possible et d'intégrer le plus d'éditeurs. Au Japon, on travaille avec l'ensemble des éditeurs japonais pour la diffusion des titres.

Il y a de nombreux bonus qui mettent des titres en avant : bingos, bonus de likes, etc. Comment choisissez-vous les titres à mettre en avant ? Est-ce que la neutralité de la plateforme vis-à-vis du catalogue tiers est un prérequis pour ces choix ?

Sur ces mises en avant, notre approche est 100% éditoriale et pas du tout commerciale. La ligne directrice est de mettre en avant la richesse du catalogue et donc le plus grand nombre de séries. Il n'y a aucune pondération pour mettre un éditeur plus en avant qu'un autre, nous y compris. Seuls les titres priment dans ces choix qui sont d'ailleurs pilotés à la main et pas via un algorithme.

Quel est le modèle économique avec les éditeurs tiers ?

L'avantage du modèle que l'on propose, c'est qu'on est sur de la vente à l'acte donc c'est un partage sur les ventes. C'est transparent pour les éditeurs mais également pour les auteurs qui sont derrière. Nous avons un modèle de droits d'auteur des plus classiques mais, contractuellement, je ne peux vous donner le pourcentage.

Montage réalisé via smartmockups.com © Piccoma

Un succès au Japon ne devient pas forcément un best-seller en France. Certains genres ou auteurs marchent davantage en Italie ou en Allemagne que dans l'Hexagone. Comment adaptez-vous vos choix de licences aux marchés ?

Nous ne sommes qu'au début de notre aventure éditoriale en France. Nous arrivons avec un grand nombre de contenus propres et plusieurs éditeurs français nous ont accordé leur confiance, et nous espérons à terme réussir à en convaincre plus. Pour l'instant, notre approche éditoriale est plus basée sur le "try and learn", tester tous les genres, voir ce qui marche, ce qui ne marche pas et nous adapter. L'avantage du numérique, c'est que nous n'avons pas de limite de taille, pas de problématique de gestion du stock ou de la distribution, alors nous pouvons offrir une diversité incroyable et laisser les lecteurs et lectrices faire leurs choix. In fine, ce sont ces derniers qui piloterons l'évolution du catalogue.

Le marché est très compétitif. Allez-vous vous positionner sur de gros titres ?

On est une plateforme de diffusion donc les éditeurs viennent pour diffuser leurs contenus chez nous. Notre travail, c'est de leur dire que l'on existe, de leur montrer la plus-value à être diffusé sur Piccoma. En ce qui concerne les achats des séries en nom propre, nous ne prenons que les droits numériques, on ne fera pas de papier.

Comme on fait la traduction et le lettrage, on peut travailler ensemble avec un éditeur qui voudrait acheter notre édition comme base pour une version imprimée. On ne bloquera jamais la version papier.

Il y a de la place pour un nouvel éditeur ?

En France, il y a à peu près 3000 à 4000 nouveaux tomes par an, au Japon, il y en a 3000 par mois. Ce qui arrive en France n'est qu'une infime partie de ce qui est présenté au lectorat japonais. Donc il y a de la marge pour nous pour travailler l'éditorial et ramener des choses qui n'existent pas ou ne sont pas licenciées en France.

Vous comptez publier du patrimonial un jour ?

Les mangas isekai que l'on a sortis très récemment sont sortis en 2012 au Japon. On n'est pas fermé à sortir des titres plus anciens. Le tout n'est qu'une question de temps et de priorités éditoriales.

Comment avez-vous choisi les premières séries que vous avez licenciées ?

Le critère du succès en Asie est important, mais ce n'est pas le seul. Il y des critères éditoriaux qui remontent par rapport aux succès de certains genres et styles et nos appétences propres. Pour l'instant, nous ne nous interdisons quasiment rien.

C'est-à-dire ?

Nous avons une seule contrainte absolue, c'est pas de contenu interdit aux moins de 18 ans.

Nous évitons aussi pour l'instant les contenus qui sont très difficiles à adapter, par exemple où des références sociales pourraient rendre le sujet abscons, ou certains mangas d'humour, particulièrement les yonkoma (strips verticaux en 4 cases, NDLR).

Des genres maudits en France connaissent actuellement un second souffle, comme le sport et les mangas dit "furyo". On a une chance d'en voir sur votre plateforme ?

En dehors des restrictions précitées, nous licencions tout ce que l'on aime sans aucune limite sur un genre. Le marché est très dynamique et le lectorat évolue. C'est donc une possibilité.

Que regardez-vous le plus pour piloter l'application ? Les revenus, les pages vues ?

La métrique la plus importante pour nous, c'est le nombre de lecteurs. L'important, c'est qu'il y ait de plus en plus de lecteurs de manière générale et aussi sur chaque série. L'intérêt est de faire lire un peu plus tous les jours parce qu'après c'est un effet d'entraînement. La problématique des revenus viendra dans un second temps, pour l'instant nous nous concentrons sur devenir un rendez-vous, une habitude dans le quotidien des lecteurs français.

Le nombre de likes affiché dans l'application ne représente que le marché Français ?

Tout à fait, sinon les chiffres seraient bien plus impressionnants.

Au-delà des licences, vous publiez des auteurs en direct. Est-ce prévu pour la France ?

En France, notre souhait est de nous concentrer sur les webtoons et les mangas existants pour l'instant. On verra dans le futur s'il y a possibilité d'avoir des créations françaises.

Est-ce que vous utilisez des outils informatiques spécifiques pour la traduction ? On pense à Mantra Engine par exemple.

© Copipo comics, Mantra Engine

Non, pas du tout. Nous n'avons pas vocation à partager des fichiers entre différents pays, ni à automatiser la traduction. La qualité de la traduction et du lettrage est un sujet bien trop important et sensible. En France, nous avons une équipe interne mais faisons aussi appel à des prestataires aussi bien pour la traduction ou le lettrage.

Avez-vous vocation à avoir du simultrad ?

C'est en cours de discussion. Piccoma vient d'ouvrir en France. Nous avons posé le socle, mais les axes de développement sont nombreux.

Comme un éventuel mode hors-ligne ?

C'est en réflexion. C'est un usage qui a été très demandé et nous avons entendu le message.

Vous avez déclaré un investissement de 12 millions en France. Quels sont les principaux points de dépense ?

Le premier point de dépense est l'achat de licences, puis l'humain, à savoir les équipes de Piccoma et les prestataires, et enfin les dépenses marketing. Ce n'est pas parce que nous avons un gros budget que nous allons le brûler en faisant n'importe quoi. Nous sommes convaincus qu'avec un bon contenu nous aurons une croissance organique. Nous n'allons pas habiller la tour Eiffel demain par exemple.

Vous êtes vous mis un objectif en termes de lecteurs ?

Nous ciblons à terme de devenir leader du marché, mais nous n'avons pas défini de nombre de lecteurs cibles ni de panier moyen de dépense.

À quel rythme prévoyez vous d'enrichir votre catalogue ?

On travaille de manière mensuelle et il y aura à peu près une trentaine de séries inédites par mois. Quand je dis inédite, je parle de série que nous publions en nom propre. Le reste dépendra des éditeurs français.

Il y a une petite bataille autour de Solo Leveling. Comment est-ce que cela se passe ?

On vient tout juste de débuter les discussions sur le sujet. Solo Leveling est un produit de Kakao. Le lancement de Solo Leveling en France s'est fait avant le lancement de Piccoma, il était normal que Delcourt publie les livres ainsi que le webtoon qui va avec. C'est une question de chronologie, mais il ne serait pas étonnant que ça arrive sur Piccoma. Nous faisons tout pour que ça se concrétise.

Quelles sont vos trois pépites coup de cœur ?

J'aime énormément La vraie c'est moi ! qui est un smartoon qui mêle fantasy, romance, vengeance, magie et complots de manière savoureuse.

Le manga Boxster est une série qui démarre très fort, et j'en suis très content car elle parle de sujets de société importants comme le harcèlement.

Et enfin Itewon Class, un smartoon qui a cartonné partout, adapté en drama coréen, très bientôt en drama japonais. C'est une lecture qui permet de découvrir le quotidien de la jeunesse coréenne, aussi sympathique qu'initiatique.

Avant le lancement public, il y a beaucoup de travaux en amont. Racontez-nous un peu.

La société a été créée en septembre 2021. Pendant sept mois, il y a eu le travail avec les équipes coréennes, le développement des applications et site web pour pouvoir s'adapter au marché français qui n'est pas tout à fait le même que le marché coréen. Quand vous regardez les deux applications, elles semblent similaires mais il y a plein de détails qui diffèrent. Et énormément de discussions avec les éditeurs français. Nous avons signé avec certaines maisons comme les éditions Kurokawa assez vite et continuons nos échanges avec d'autres.

Quelle a été votre plus belle surprise depuis le lancement ?

Deux choses, la première c'est la vélocité à laquelle le bouche à oreille a marché. Nous avons lancé l'application iOS sans faire de promotion et en moins d'une semaine nous avons bénéficié d'un nombre d'installations gigantesque. Cela confirme notre stratégie de lancement soft. La lecture est une activité incroyablement humaine et très communicative, si vous aimez un bon livre vous allez le conseiller autour de vous. Enfin, la seconde surprise, c'est que nous avons déjà eu des retours de gens qui nous ont dit avoir découvert des œuvres qu'ils ne connaissaient pas et n'auraient pas lues sans notre application.