Jeux vidéo gacha : les héros d'anime en ont-ils après votre portefeuille ?

Jeux vidéo gacha : les héros d'anime en ont-ils après votre portefeuille ? Dragon Ball, Saint Seiya, Bleach, Yu-Gi-Oh, The Seven Deadly Sins... Ces titres de mangas et d'anime populaires ont un point commun : ils sont le fer de lance des jeux vidéo de type gacha qui cartonnent sur l'App Store et le Play Store. L'Internaute a interrogé des champions français et un ancien éditeur pour comprendre les rouages de ce phénomène.

Sur les smartphones, pas besoin d'être un as de la manette pour s'amuser; les jeux vidéo grand public sont les rois. Parmi ceux-ci, en haut de l'échelle de la rentabilité, un nouveau type de jeux de hasard, les gacha, semblent aujourd'hui indéboulonnables - d'autant plus que depuis 2016, ces derniers s'appuient avec brio sur les licences les plus célèbres des mangas et anime japonais.

Pour comprendre de quoi il s'agit, il nous faut faire un petit saut dans le temps. Au Japon, les distributeurs de jouets-surprises, baptisés gachapon, sont populaires depuis les années 70. Des " tirettes-surprises" similaires étaient d'ailleurs installées en France chez de nombreux buralistes ou dans les supermarchés. L'utilisateur glisse une ou plusieurs pièces, puis fait tourner la molette pour obtenir une capsule au contenu aléatoire. Chaque distributeur offre un panel d'objets à collectionner autour d'une thématique, et de nouvelles collections sont déployées régulièrement. En 2021, près de 360 000 de ces machines sont recensées au Japon. Le mot gachapon - déposé par Bandai - vient de la contraction de deux onomatopée: "gacha" pour le son de la molette qui tourne et "pon", pour le son de la capsule qui tombe. En 2010, sur l'iPhone 4, ce mécanisme de collection aléatoire explose et s'impose durablement dans le monde du jeu vidéo avec avec le jeu Dragon Collection porté par Konami et GREE. Un nouvel eldorado pour les éditeurs...

Depuis 2016, la tendance n'est plus à reproduire ce modèle éprouvé mais à créer un jeu au gameplay addictif, basé sur une licence de manga ou d'anime japonais et d'y insérer un mécanisme de gacha de manière subtile. Et ce avec une incroyable réussite. App Annie - le leader de l'analyse des performances des stores mobiles - a accepté de partager ses mesures avec les lecteurs de L'Internaute. La majorité des éditeurs distinguent le marché asiatique où ils réalisent entre 50 et 80% de leurs revenus des marchés américain et européen. Avec des licences mondialement connues comme Bleach, Dragon Ball Z, Saint Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque), Captain Tsubasa (Olive et Tom) ou encore Yu-Gi-Oh, la part des revenus hors Asie croît. Bleach Brave Souls a dépassé les 60 millions de téléchargements, selon son éditeur. Apple, qui a longtemps boudé les licences de dessins animés, s'est même mis en 2020 à faire la promotion de ces jeux sur lesquels une dîme de 30% finit dans son escarcelle. Et la France, troisième marché mondial du manga, n'est pas en reste: Dragon Ball Legends a beau se traîner à la 246e place de l'Apple Store en nombre de téléchargements, il se positionne en 16e place en revenus par utilisateur en 2020. Quant à Saint Seiya Awakening, il figure en 1092e place en termes de téléchargements, mais en 12e place en termes de dépenses par joueur.

© App Annie

Comment expliquer un tel engouement pour ce jeu ? Trois joueurs français : Dayma Ω, Mako et Muteki, champions du jeu Saint Seiya Awakening, décryptent pour L'Internaute les clés de ce succès.

"Si je suis resté si longtemps sur Saint Seiya Awkening, c'est pour jouer avec mes amis (Mako)"

Pour Mako, joueur haut niveau de Saint Seiya Awakening, la recette d'un bon gacha se cache dans "un univers bien construit et attractif. Il faut évidemment aussi que le gameplay soit bien conçu pour que les joueurs s'investissent le plus longtemps possible, sans avoir à répéter des actions en boucles pendant des heures". "Une licence connue permet d'attirer les joueurs et de se baser sur un lore déjà riche. Et même sur des licences un peu moins grand public, comme The Seven Deadly Sins, si le gameplay est original et immersif, ça peut faire naître un vrai carton", ajoute Dayma Ω, autre joueur de haut niveau. Et le gacha doit proposer une interface simple à comprendre, pour ne pas rebuter les nouveaux joueurs. Enfin, Mako et Dayma Ω insistent: la fréquence des mises à jour d'un bon gacha est également primordiale. Trop rapide et cela provoquera la grogne des joueurs, puisque chaque mise à jour introduit des nouveaux objets plus puissants à collectionner, rendant les précédent plus ou moins obsolètes ; trop lente et ils partiront sur d'autres jeux. Le tout pour permettre à des joueurs au budget moindre de concurrencer les poids lourds sans avoir la sensation de ne pouvoir que payer pour gagner.

Pourquoi Captain Tsubasa Dream Team est l'un des gachanime avec le nombre de joueurs actifs mensuels le plus bas (classé 1340) des jeux analysés par App Annie, et ce bien qu'il soit basé sur une des licences les plus populaires et avec une dépense moyenne des joueurs français au 54e rang en 2020 ?  Pour Mako et Muteki, il s'agit d'un mauvais équilibrage du gameplay: "La RNG sur les matchs est beaucoup trop importante. L'idée est bonne, mais l'impact sur un affrontement est bien trop grand, rend la tactique et l'investissement quasi inutile. Ça m'a découragé assez vite de jouer à ce jeu", explique Mako. "D'autant plus que la gestion des critiques et supercritiques était mal codée, alors on pouvait perdre des matchs à cause d'un coup critique", ajoute Muteki.

"L'aspect communautaire est de plus en plus important: beaucoup de joueurs de Saint Seiya Awakening sont aujourd'hui devenus des amis, et si je suis resté aussi longtemps sur ce jeu c'est en grande partie pour continuer de jouer avec mes amis", raconte encore Mako.

Muteki, un autre joueur, ajoute qu'une communication avec la communauté est est extrêmement appréciée - surtout pour qu'un jeu soit pérenne au-delà de sa première année de vie. Raison pour laquelle le grand public a par exemple été exposé à une campagne de pub pour Saint Seiya Awekening… dans le métro parisien.

Pour Muteki, utiliser un youtuber ou un influenceur avec un ton un peu ridicule permet de montrer que le jeu est accessible à tout le monde, y compris aux grands débutants. Et puis une pub risible devient virale et fait parler du jeu malgré tout.

Le gacha, c'est le fast-food du jeu vidéo (Dayma Ω)

L'essence du gachanime reste la monétisation, et pourtant il est important de pouvoir s'amuser sans dépenser de l'argent. "Dans un gacha orienté PVE on joue contre le temps, dans un gacha PVP on joue contre d'autres joueurs. La mécanique qui amène à dépenser de l'argent n'est pas la même", explique Dayma Ω. Si certains joueurs sont capables de dépenser plus de 100 000 € par an pour un gacha, nos trois champions français déboursent en moyenne de 400 à 1500€ par mois . Fakir, un joueur professionnel suisse qui a remporté 11 fois le titre de champion européen, avoisine les 100 000 € de dépenses en deux ans. Un système de cashback de l'ordre de 15% pousse d'ailleurs les gros joueurs à continuer d'investir. "Le gacha c'est le fast-food du jeu vidéo. Pas cher à créer, une monétisation maximale. Comme les chaînes de fast-food, les éditeurs adaptent les prix aux marchés, c'est pour cela que l'on joue sur la version asiatique pour Saint Seiya Awakening", explique Dayma Ω. "Il faut être un très gros streamer sur Twitch ou YouTube pour avoir des dons et pouvoir jouer sans sortir trop d'argent de sa poche. Pour ma part, je tiens un fichier Google Sheets pour donner des conseils aux joueurs mais je ne streame pas", détaille Mako.

Les communautés sont essentielles pour le succès d'un gacha. "Le système des légions, des guildes, est très bien pensé, il permet de lutter contre la lassitude des actions répétées. On crée des groupes sur les réseaux sociaux, on se motive et on se pousse mutuellement à jouer. C'est très malin d'avoir misé sur l'entraide pour rendre les jeux encore plus addictifs",  décrypte Mako. "Il est plus facile d'échanger entre amis et collègues autour d'une licence que tout le monde connaît: pour ma part, j'ai commencé à jouer à Dragon Ball Dokkan Battle en discutant avec un collègue", se souvient Muteki. "Quand un jeu exploite une licence qui n'avait jamais été dignement adaptée, tous les nostalgiques se précipitent. Au-delà du côté gacha, Saint Seiya Awakening est le meilleur jeu autour de la licence. L'utilisation des musiques originales, des voix japonaises et le mode histoire qui fait vibrer les fans, tout est très bien fait dans ce jeu. Mais pour un gacha qui cartonne, il y a souvent dix flops au cimetière des jeux", conclut Mako. Depuis une quinzaine d'années, des marques se sont mises à exploiter des designs ou références aux mangas, en exacerbant le kawaii et le moe (sentiments d'affections exacerbés, principalement envers les personnages fictifs). Cette course au mignon fait qu'un gacha Ken le Survivant plairait auprès des fans mais ne saurait être un best-seller. C'est aussi pour ça qu'un jeu non basé sur une licence comme Genshin Impact cartonne.

"Notre jeu générait plusieurs millions de dollars en quelques heures"

Les employés en haut de la pyramide du gacha ne sont ni les graphistes ni les développeurs mais les analystes, essentiels pour traiter et rendre lisible la quantité de données faramineuses traquées lors de l'usage d'un jeu. "Les analyses de données étaient nos meilleurs éléments pour évaluer la rentabilité d'un jeu et ses budgets", raconte Nicolas Robert, ancien responsable du studio gloops, spécialisé dans les gacha. On calcule le taux d'acquisition d'un joueur, son taux de progression, à quel moment il quitte le logiciel… Ce n'est qu'ensuite seulement que l'on se penche sur l'aspect financier, ou les revenus médians par utilisateurs." Nicolas Robert ajoute qu'un jeu est toujours testé sur un micro-marché témoin comme le Canada ou l'Australie pour mesurer le comportement des joueurs et estimer le succès potentiel d'un jeu: "C'est difficile de se dire qu'une recette marchera partout dans le monde. "

L'addiction aux mécaniques d'achats de ces jeux n'est pas à prendre à la légère, surtout au pays du soleil levant. "Au Japon, il est fréquent que les gros joueurs dépensent des sommes importantes le jour de paye, mais aux USA les joueurs ne dépensent pas tout d'un coup après avoir eu leur salaire, ajoute l'expert. Pour les jeux en anglais, les joueurs qui dépensaient le plus étaient des Hongkongais. 5% des joueurs - les fameuses baleines -  rapportent 99% des revenus. Or, au Japon, le premier du mois est jour de paye et ces baleines réalisent 80% de leurs dépenses en deux jours. Nos administrateurs système ne dormaient pas pendant 48h… On générait plusieurs millions de dollars en quelques heures. La moindre panne serveur était une catastrophe!"

La création d'événements limités dans le temps n'est pas non plus anodine, nous explique Nicolas Robert : "Les jeunes Américains reçoivent des cartes cadeau ou de l'argent de poche à Thanksgiving et Noël, ce sont les périodes les plus rentables pour organiser des événements éphémères dans nos jeux." Il conclut avec franchise: "Nos études psychologiques montrent un lien indéniable entre les jeux d'argent et les gacha, mais aussi que l'aspect complétiste pousse à la consommation au-delà du raisonnable. Quand on a ajouté notre premier mode multijoueur, la pression sociale au Japon faisait que des joueurs payaient pour ne faire perdre leur clan."

Lexique du gacha :

  • PVE : Player Versus Environment, quand le joueur joue contre des personnages non joueurs contrôlés par les algorithmes du jeu.
  • PVP : Player Versus Player, quand le joueur affronte d'autres joueurs en ligne.
  • Farmer : C'est le fait de répéter une action pour récolter des ressources (argent, objet, énergie, etc).
  • Légion / Clan  / Guilde : Quand plusieurs joueurs se regroupent dans une même équipe, sous une même bannière ils forment un clan, une guilde ou une legion. Ceci permet aux jeux en ligne de renforcer l'aspect communautaire.
  • Baleine : Comme au poker, il s'agit d'une manière péjorative de décrire un joueur qui dépense énormément d'argent sur un jeu.
  • Pay to win : jeu où l'équilibre est vicié selon la somme d'argent investie.
  • RNG : Random Number Generator, terme utilisé pour décrire des événements aléatoires.
  • Loot, Drop : Ce que le joueur récupère au hasard après une action spécifique : ouvrir un coffre, tuer un monstre, etc.
  • Lore : mot hérité du terme anglais folklore qui désigne toute l'histoire d'un univers fictif qui ne constitue pas l'intrigue principale. Des croyances de ce monde aux relations politiques en passant par les lois physiques.